Chapitre 59
Trois heures plus tard, alors que le crépuscule tombait, Robert et ses hommes entrèrent dans le camp rebelle. Les habiles archers les avaient précédés sans se tromper une seule fois malgré la lumière déclinante. Ils avaient rencontré de plus en plus de symboles blancs et croisé cinq patrouilles armées en chemin. Ces groupes se plongeaient chaque fois dans de courts conciliabules avec les archers, sans cesser d’épier Robert et sa compagnie.
Depuis les bois leur parvenait le murmure d’une grande activité, des aboiements de chiens et les bruits des sabots sur la terre meuble. L’air était assombri par la fumée. Entre les arbres, bientôt, ils virent des hommes discuter autour de feux de camp ou vaquer à leurs occupations. Ils portaient toutes sortes de vêtements, des bonnets et des sabots en bois des paysans aux tuniques des Highlanders en passant par les hauberts des chevaliers. Certains s’interrompaient pour regarder la troupe de Robert défiler devant eux.
Des abris avaient été confectionnés à partir de branches et de toiles tendues d’un arbre à l’autre, avec des couvertures étendues sur le sol de mousse. Des hommes s’y reposaient, notamment les blessés. Robert vit un prêtre, sa tête tonsurée inclinée, priant à genoux près d’un homme qu’on avait amputé au niveau du genou et dont le moignon était emmailloté dans un linge gorgé de sang. Tandis qu’ils suivaient leur escorte le long d’une large rivière où des femmes nettoyaient des vêtements à côté d’enfants qui jouaient dans les galets, Robert aperçut deux grands cercles d’hommes, tous serrant leur lance pointée vers l’extérieur. Ils devaient s’entraîner à quelque manœuvre. Les premiers rangs se jetèrent à genoux sur un ordre et projetèrent leur lance en avant. Derrière eux s’ouvrait une clairière couverte de tentes.
S’éloignant des lanciers, ils s’y engagèrent. Des souches de chênes et d’aulnes étaient visibles, on avait dû les abattre pour faire de la place. Un grand feu crépitait au milieu, autour duquel étaient disposées une vingtaine de tentes, ainsi que des chariots remplis de vivres. Sur l’un, Robert distingua un tas miroitant de plateaux d’argent, de chandeliers, de fourrures et de coffres – le fruit du pillage, peut-être à la suite des attaques de Wallace sur le nord de l’Angleterre. Même s’il s’était tenu à distance, Robert avait été informé des menées du hors-la-loi, dont la rumeur se propageait dans tout le royaume.
Après la bataille de Stirling, les hommes parlaient avec respect et admiration du jeune héros qui avait conduit une armée de paysans à la victoire contre les chevaliers anglais, qui les avait débarrassés du trésorier tant détesté, Cressingham, et qui avait pourchassé le puissant comte de Surrey jusqu’aux frontières. Les bergers et les chasseurs qui formaient la bande de Wallace avaient bientôt vu des hommes de la bourgeoisie les rejoindre, ainsi que des chevaliers et des écuyers, et même des nobles. Après la mort d’Andrew Moray, qui n’avait pas survécu à ses blessures, Wallace était devenu le seul chef de la rébellion et, alors que ses hommes étaient encore ivres du sang versé à Stirling, il avait entraîné son armée en Angleterre.
Au début de l’automne, ils avaient franchi la frontière du Northumberland pour propager l’horreur parmi la population du nord de l’Angleterre. Ils avaient ruiné les récoltes, massacré le bétail, passé au fil de l’épée les hommes comme les femmes. On racontait que les violences étaient telles que Wallace et ses commandants avaient dû pendre certains de leurs hommes pour ne pas laisser impunis les pires offenses. Que cette rumeur fût fondée ou non, il n’en restait pas moins vrai que les habitants du Northumberland avaient fui par milliers en abandonnant derrière eux leurs maisons, leurs églises, leurs écoles et leurs pâturages qui brûlaient à l’horizon. Ce n’est qu’au milieu de l’hiver, quand la neige commença à tomber, que les pillards repassèrent la Tweed dans l’autre sens.
Au moment où il mettait pied à terre dans la clairière, Robert aperçut le chef rebelle près du chariot chargé du butin. Wallace dépassait d’une tête les hommes à ses côtés, des nobles à en juger par leurs habits. Il n’avait pas l’air à sa place avec sa tunique de laine brute qu’il portait par-dessus son armure, au milieu des belles capes, des fourreaux décorés et des cottes de mailles polies. Tous discutaient avec animation, mais lorsque l’un des archers s’avança vers Wallace, ils prirent conscience de la présence de Robert. Wallace le jaugea d’un regard froid avant de hocher la tête à l’intention de l’archer et de se tourner pour dire un mot à un chauve que Robert reconnut : c’était son cousin. Il éprouva une certaine colère quand Wallace s’éloigna sans le saluer, mais au même moment un visage familier sortit de la foule.
James Stewart venait à sa rencontre.
— Sir Robert.
Robert salua le chambellan distraitement, sans quitter des yeux le chef rebelle. Pendant que les hommes de Robert descendaient de selle, James lui fit signe de le suivre à l’écart.
— J’ai peur que nous ne nous soyons séparés en mauvais termes à Irvine. Sachez pourtant que je n’aurais jamais cédé à l’offre de Henry Percy et laissé votre fille devenir l’otage de cet homme.
Robert eut l’impression qu’il était sincère.
— Pour ma part, je suis désolé de la manière dont les choses ont tourné.
— C’est le passé. Je suis heureux que vous soyez venu, Robert.
James semblait sur le point d’ajouter quelque chose quand un homme imposant les interrompit. C’était l’évêque de Glasgow.
— Sir Robert, le salua courtoisement Wishart.
— J’ai appris qu’on vous avait mis en prison, monseigneur, dit Robert, quelque peu surpris et inquiet de le voir.
— Cela n’a duré qu’un temps. J’ai fait appel à l’archevêque Winchelsea pour qu’il obtienne ma libération et, Dieu soit loué, il a été exaucé. Je ne pense pas que j’aurais eu autant de chance si Édouard avait été là, mais il était en Flandre et sa cour en proie au désarroi. L’archevêque de Cantorbéry a fait valoir que mon emprisonnement était une entorse aux libertés de l’Église.
— Et lord Douglas ?
Le chambellan et l’évêque échangèrent un regard.
— Ils ont emmené lord Douglas à la Tour, répondit finalement Wishart. J’ai entendu une rumeur avant de partir selon laquelle il y était mort. Depuis, cette rumeur s’est confirmée. Robert Clifford a hérité de ses terres.
Robert eut une pensée pour lady Douglas et son intrépide enfant, James.
— Un autre guerrier tombé devant Dieu, reprit Wishart d’une voix bourrue. Mais la rébellion se poursuit, malgré cette perte. Nous avons appris vos succès à l’ouest, la libération d’Ayr et d’Irvine.
Cela ressemblait à des louanges, mais elles étaient démenties par le ton sec de l’évêque.
— C’était une petite victoire en comparaison des réussites de Wallace, admit Robert.
Wishart grogna, comme pour l’approuver.
— Eh bien, en tout cas, c’est pour William Wallace que nous sommes tous réunis. Il a grandement mérité l’honneur qui va lui être fait demain.
— Quel honneur ? s’enquit Robert en se tournant vers James.
— Il va être nommé Gardien de l’Écosse, expliqua l’évêque.
Robert le fixa, médusé.
— Jusqu’à ce que le trône soit de nouveau occupé, précisa James.
— L’Écosse a plus besoin d’un défenseur que d’un roi, rétorqua Wishart avec un regard appuyé à James. William Wallace sera désigné Gardien du royaume demain et, si Dieu le veut, il nous conduira à la victoire. Nous savons que le roi Édouard rassemble une grande armée. Ce sera bientôt l’heure de vérité.
La guerre était donc imminente, mais Robert se demanda surtout ce que l’élévation de Wallace changeait pour lui. Cependant, il n’eut pas le temps de poser d’autres questions car son frère arriva au même moment.
— Nous avons de la compagnie, l’avertit Édouard avec un hochement de tête vers les arbres.
Un groupe débouchait dans la clairière. Il reconnut immédiatement les deux hommes à sa tête. L’un avait une cinquantaine d’années et une épaisse tignasse grisonnante, l’autre à peu près le même âge. Aussi pâles l’un que l’autre, ils étaient vêtus de noir et leurs boucliers rouges arboraient trois gerbes de blé blanches. Robert sentit des années d’hostilité refaire surface.
— On m’avait dit que Comyn le Rouge et son fils avaient été capturés à Dunbar, fit-il à voix basse.
— Le roi Édouard les a libérés à la condition qu’ils aident à mater la rébellion, répondit Wishart. Ils étaient avec les troupes de John de Warenne à Stirling, mais après la victoire de William, ils ont profité de la débandade pour échapper à la surveillance du comte et revenir dans notre camp.
— Wallace leur fait confiance ?
— Ils se battent pour la même cause, répliqua sèchement Wishart.
Robert regarda l’évêque traverser la clairière pour accueillir les nouveaux venus. Dans un jour, William Wallace serait l’homme le plus puissant du royaume. Wishart avait raison – le chef rebelle faisait les affaires des Comyn : ils voulaient tous le retour de Jean de Balliol. Ce qui mettrait un point final à son ambition.
— Que les hommes montent le camp, ordonna-t-il à son frère sans détacher ses yeux de lord de Badenoch.
Édouard hocha sombrement la tête et s’en alla. Le chambellan prit Robert à part.
— Nous devons parler.
En contrebas du camp, la rivière dévalait une succession de petits plateaux rocailleux avant de se déverser dans un profond bassin où l’eau paraissait immobile. Robert et le chambellan s’assirent sur un contrefort. Le bruit de la cascade dissimulerait le sujet de leur conversation à quiconque s’aventurerait dans les parages. Entre les arbres, les feux qui brillaient étaient parfois obscurcis par l’ombre d’hommes qui passaient.
— Je voulais déjà vous parler à Irvine, disait le chambellan, assis au bout du contrefort rocheux, face à Robert, les torches illuminant ses yeux noirs. Mais les événements ont conspiré contre nous. L’évêque Wishart a raison. Ce que William Wallace a accompli dépasse tout ce que nous aurions pu imaginer. Il ne fait pas de doute qu’il mérite le titre qui va lui être accordé lors du conseil de demain.
Robert s’abstint de répondre.
— Mais nous devons voir plus loin que les victoires du présent et anticiper l’époque où notre royaume devra assurer sa stabilité sans bataille ni effusion de sang.
James donnait l’impression de choisir ses mots avec soin.
— Je comprends l’enthousiasme de Wishart, mais j’ai longuement réfléchi à l’avenir ces derniers mois. À vrai dire, je m’en inquiète davantage que des stratégies actuelles et des honneurs dus aux héros. Notre avenir ne sera assuré qu’avec un roi sur le trône et une lignée.
Il avait baissé la voix au point que Robert devait tendre l’oreille.
— Nous n’avons aucune certitude que le roi Jean reviendra un jour pour assumer ce rôle, même si William et ses hommes l’exigent d’Édouard. Et même s’ils gagnent toutes les batailles. Il est de ma responsabilité, en tant que chambellan du royaume, de parer à cette éventualité.
Il étudia Robert un instant.
— Nombreux étaient ceux qui pensaient que votre grand-père était le prétendant naturel au trône, y compris moi-même. Je pense qu’Édouard en avait conscience et qu’il craignait qu’il ne soit pas aussi malléable que Balliol.
Robert opina. James le dévisageait.
— En réfléchissant à l’avenir, Robert, c’est vous que je voyais combler le vide laissé par Balliol. Vous avez le droit du sang pour vous et, je crois, les vertus nécessaires.
En entendant ces mots prononcés d’une voix solennelle, Robert éprouva un intense soulagement. Malgré tout ce qu’il avait fait ces derniers mois pour mettre en œuvre son ambition, il n’avait pas réussi à repousser ses doutes. Il entendait encore la voix haineuse de son père lui assenant qu’un traître comme lui ne pouvait s’emparer du trône ; que le peuple d’Écosse ne l’accepterait pas et que, de toute façon, il n’avait ni le courage, ni la volonté de défier le roi Édouard. Si un homme comme James, dont il admirait la sagesse et l’expérience, et dont la famille servait les rois d’Écosse depuis des générations au poste de chambellan, croyait en lui, alors cela devenait possible. Là, près de cette belle rivière cernée par les ombres des arbres, il pouvait presque entendre son grand-père le conforter.
Robert expliqua au chambellan la décision qu’il avait prise à Irvine.
— La route sera longue, je le sais, conclut-il. La Pierre du Destin se trouve à Westminster et je ne sais pas comment je m’y prendrai pour gagner la confiance du peuple.
Il hésita avant de poursuivre.
— Et maintenant que Wallace va être fait Gardien, j’ai peur que mes petites victoires ne m’aident pas beaucoup. Je ne peux pas me tenir à côté de Wallace et espérer que les hommes du royaume me respectent autant que lui, quel que soit mon droit sur le trône.
Le chambellan ne paraissait pas du tout découragé par l’énormité de la tâche.
— Je suis d’accord, ce ne sera pas facile. Je ne vois pas encore très bien quel chemin emprunter, mais j’ai une petite idée de la façon dont nous pourrions commencer. Il y a une chose que vous pourriez faire au conseil demain, qui fera comprendre à tous votre implication et votre importance au sein du royaume.